~ lucky star, I know
it's shining somewhere ~
minuit trente.

C'était devenu une habitude. Une sale habitude. De se rendre dans ce bar à la tombée de la nuit, d'y rester de longues heures à picoler et d'y faire toutes sortes de rencontres. Adriel ne vivait plus que de cette manière, en pleine inconscience, en pleine tourmente. Au fond, il savait pertinemment que personne dans ce bar ne se fichait réellement de lui. Les serveuses se devaient simplement de lui servir ce qu'il demandait et de s'assurer qu'il ne tomberait pas en comas éthylique à l'intérieur du bar, mais plutôt sur le trottoir d'en face. Les clients, eux, ne faisaient tout bonnement pas attention à cet habitué peu désireux d'échanger autrement qu'avec la première fille venue, dans les toilettes du fond. Pourtant, le brun avait tendance à se sentir bien ici. Mieux, il s'y sentait en sécurité. Sans doute parce que ce bar était devenu comme son second chez-lui et qu'il s'y rattachait pour ne pas perdre définitivement pieds. Oui, sans doute. Quoi qu'il en soit, si les rencontres qu'il était amené à faire ici se suivaient et se ressemblaient fortement, il fallait bien reconnaitre qu'il y en avait une qui ne manquait pas de le subjuguer à chaque fois. Ella-May, c'était son nom, était une jeune femme séduisante qu'il connaissait plutôt bien. Ou disons, en tout cas, qu'il connaissait bien ce qui se trouvait sous ses vêtements. Le reste, un peu moins il est vrai. Même si l'un et l'autre avaient plus d'une fois été amenés à converser autour d'un bon verre, dans ce même endroit. Leurs soirées s'étaient alors généralement terminées chez l'un ou chez l'autre, et peut être que celle-ci connaitrait le même dénouement. C'est en tout cas désireux de ne pas rester plus longtemps seul avec son verre de whisky qu'Adriel, alors présentement accoudé à l'autre bout du bar, dénia s'approcher de la jeune femme et se poser à ses cotés. Celle-ci lui avait adressé bon nombre de regards équivoques quelques instants plus tôt. Il savait ce qu'elle attendait de lui ce soir. Et heureusement pour elle, il avait les mêmes projets. « C'est une nouvelle robe ? » demanda-t-il alors, faussement intéressé, surtout pour engager un semblant de conversation. Mais c'était une ridicule tentative, il en était bien conscient. « Non attends, je crois que je m'en fout en fait. » Voilà qui était déjà plus honnête. Parce que la robe en elle-même ne l'intéressait pas le moins du monde, cela va de soi. « Alors Ella, t'as pas encore trouvé quelqu'un avec qui terminer la soirée, hm ? » Question plus rhétorique qu'autre chose, dans la mesure où ils étaient presque seuls dans ce bar. Une habitude, ça aussi. Du coup, il se sentait en position de lui proposer ce qu'il lui avait déjà proposé à plus d'une reprise. « Je peux être ce quelqu'un, si tu veux. » Sans passer par quatre chemins, il préférait clairement lui faire part de ses intentions. De toute manière, elles les connaissait déjà. Parce qu'à force, elle le connaissait lui.

Ce soir, je veux sortir. Oui bon, ok, c'est pas comme si c'était rare. Je ne suis pas de garde demain, je peux, j'ai le droit. Parce que si j'aime sortir, je ne suis pas inconsciente pour autant. Jamais je ne boirai avant le travail, c'est précisément le genre de raisons qui m'ont poussé à être pédiatre. Peut être que la raison pour laquelle Lou n'a jamais été réanimée était parce que le médecin de garde était trop ivre pour réagir. Non, ne pense pas à ça, arrête... Lou, Leo... ARRETE MAYA, ARRETE J'AI DIT ! Je secoue la tête, comme si ça allait changer quelque chose, et décide de me concentrer plutôt sur ma garde robe. J'enfile des dessous en dentelle fine que je recouvre d'une robe noire et à rayures au niveau du décolleté. Je lâche simplement mes cheveux bouclés en cascade sur mes épaules. Une touche de gloss et de crayon khôl, et je suis prête. J'enfile un gros manteau épais parce qu'il fait froid dehors, surtout la nuit, attrape mon sac et crie dans l'appartement : ALEEEEX, JE SORS ! Ma petite soeur me répond, à travers la porte de sa chambre : Amuse toi bien Maya ! Fais pas trop de bruit en rentrant... Si tu rentres ! Je rie en entendant ces derniers mots. Elle commence à avoir l'habitude... Une vraie mère l'aurait caché à son enfant, mais ... Je ne suis pas une vraie mère. Enfin, presque, mais c'est différent. Pourquoi lui mentir? Je suis comme ça, c'est ma vie, point. Et je sais qu'elle ne me juge pas. Je sors, claque la porte et respire une bouffée de l'air glacial mais revigorant de la nuit de Cascade Locks.
J'arrive au bar, et m'installe au comptoir, tout au fond de la salle. Je commence à connaître assez bien le barman et il teste tous ses nouveaux cocktails sur moi, c'est devenu un jeu. Si c'est bon, je paye, sinon, c'est la maison qui régale. Au final, je ne perds pas grand chose, n'est ce pas? Mon verre à la main, je croise de le regard d'Adriel, un... disons un ami à moi.
« C'est une nouvelle robe ? Non attends, je crois que je m'en fout en fait. » Je rie à sa plaisanterie, et réponds, un peu sur le même ton, provocateur : La robe, non... Par contre les dessous, je crois que tu ne les as jamais vus... Oui parce que disons qu'il en a déjà vu un paquet... Quoi? Ne soyez pas choqués... Roh, petites natures ! « Alors Ella, t'as pas encore trouvé quelqu'un avec qui terminer la soirée, hm ? Je peux être ce quelqu'un, si tu veux. » Je réponds alors, avec une moue ironique : Ca va, t'as décidé de nous enchaîner toutes les pires phrases de drague ce soir, ou c'est quoi le plan?

Nouvelle ou pas - et dieu sait qu'Adriel n'en avait tout bonnement pas grand chose à foutre en réalité - cette petite robe sciait parfaitement à la jolie rousse. Pour autant, il ne pouvait s'empêcher de penser que cette dernière était plus agréable encore à regarder lorsqu'elle ne portait rien, ou presque. D'ailleurs, elle sembla y faire allusion elle aussi, d'une manière qui ne manqua alors pas de captiver le jeune homme, décidément sensible à ce genre d'allusions. « La robe, non... Par contre les dessous, je crois que tu ne les as jamais vus... » Un ricanement ne put alors que s'échapper des lèvres du grand brun. « Hm, intéressant. » Son franc-parler lui plaisait beaucoup, il ne s'en cachait pas. Mais ça n'était pas ce qu'il préférait chez elle, et elle devait bien s'en douter. C'est la manière qu'elle avait souvent de tacler les hommes qui le séduisait encore plus. Fort caractère elle aussi, elle était un peu son équivalent féminin, à la différence sans doute qu'elle n'avait assurément pas un aussi mauvais fond que lui. Elle, elle bossait bien avec des gosses, non ? Ouais, voilà, bref. « Ça va, t'as décidé de nous enchaîner toutes les pires phrases de drague ce soir, ou c'est quoi le plan ? » Elle était dure, la garce. Lui, il n'était pas un dragueur né. Être un bon coup était bien plus intéressant à ses yeux. Pour autant, il n'avait jamais eu grand mal à séduire ce genre de femmes. Elle jouait simplement la difficile, et dans un sens, ça ne manquait pas de lui plaire. « Qu'entends-je ? Tu remets en doute mes talents indéniables de charmeur ? Je suis censé pleurer là, ou ... ? » Non, probablement pas. Ou si elle attendait de lui qu'il se laisse aller à la moindre peine, elle pouvait attendre encore longtemps. Adriel n'était de toute évidence pas de ceux qui laissaient s'exprimer facilement ce genre d'émotions. Mais ça, elle devait le savoir, non ? « Je t'offre un petit quelque chose, Ella ? Ils mettront ça sur ma note, que je ne compte jamais payer d'ailleurs. » Non, il se tirerait le jour où le propriétaire réclamerait son du, naturellement. Attendant une réponse de la part de la jeune femme, Adriel ne manqua pas de laisser son regard la détailler plus précisément que tout à l'heure. Ses cheveux étaient aussi une chose qui lui avait toujours beaucoup plu. Il avait connu peu de rousses. Ou peu de rousses qui acceptent de coucher avec lui. Et cette rousse-ci lui était semblable. Elle désirait la même chose que lui, n'attendait jamais plus et il savait qu'avec elle, il éviterait le piège du gosse qui sort de nul part. Non, elle était simple, ne se prenait pas la tête et ne s'empêchait pas de vivre. En ça, il l'appréciait beaucoup. Et dans le fond, Adriel ne savait pas ce qu'il aimait le plus : coucher avec Ella-May, ou apprendre à connaitre cette jeune femme plutôt attachante.

La remarque sur mes sous-vêtements semble faire mouche... De toutes façons, je n'en attendais pas moins de lui, c'est que je commence à le connaître un peu le petit Adri... « Qu'entends-je ? Tu remets en doute mes talents indéniables de charmeur ? Je suis censé pleurer là, ou ... ? » Je roule des yeux, et lui dis, insolente : De toutes façons, que tu pleures ou pas, tu sais très bien que je m'en fous, mon chou. Enfin non, techniquement non puisque si il se met à pleurer, je serais bien emmerdée, avouons-le-nous... C'est vrai, que ferais-je de lui? Et le pire, c'est que je ne parviendrai pas à l'attirer entre mes draps, s'il pleure... C'est vraiment une mauvaise idée, en fait... « Je t'offre un petit quelque chose, Ella ? Ils mettront ça sur ma note, que je ne compte jamais payer d'ailleurs. » Je rie, bien que je sais qu'il la payera, sa note, il n'a pas mauvais fond... Pourquoi tu ne peux pas m'appeler Maya, comme tout le monde, c'est plus fort que toi, hein? Puis ajoute, peine perdue : Euh... Demande moi la même chose que samedi soir. Dis juste que c'est pour moi, il comprendra... Non, je ne suis pas folle, rassurez vous... Mike a juste une mémoire infaillible, autant s'en servir. Et puis ce cocktail... il était divin! Mais tu sais que tu n'as plus besoin de m'acheter, Siggers... Enfin, tu n'as jamais eu besoin de m'acheter, j'aimais juste te faire croire ça... Non mais c'est vrai, cet homme est juste irrésistible ! Et puis, quand vous le connaissez un peu plus, et par connaître je veux dire... Voilà quoi comprenez-moi, je peux vous assurer que c'est encore mieux. Et puis en plus, c'est l'une des rares personnes dont j'aime la discussion. On est sur la même longueur d'ondes lui et moi. On est là pour déconner, on cherche pas plus loin, et puis on finit toujours dans le même lit. Que demande le peuple? Non, sérieux. S'il n'était pas Adri, et que je n'étais pas moi, j'aurais pu tomber amoureuse de lui. Non, oubliez, c'était con ça... Mais ça va, t'as fini de me mater, oui? Je dis ça en riant, alors que je vois ses yeux se poser sur mon décolleté. En fait, j'adore ça, mais c'est l'honneur vous comprenez. Et puis, c'est pas drôle quand c'est trop facile, même si l'issue est évidente. En même temps, ça fait durer le plaisir, et la soirée... Je suis bien ici aussi. C'est rare que je me plaise à discuter, alors j'en profite. En plus ça me laisse plus de temps pour le mater, moi. Et ça, c'est pas négligeable.

Ella-May n'était pas de ces femmes faciles à apprivoiser, Adriel le savait. Il l'avait toujours su, à vrai dire. Elle avait une personnalité complexe, quelques peu ambivalente, et cela contribuait à faire d'elle quelqu'un d'incroyablement fascinant. Si beaucoup devaient assurément se contenter de voir la jolie rousse sous les traits d'une fille facile, Adriel lui connaissait quant à lui une certaine profondeur, un petit quelque chose qui savait la distinguer de ces autres filles qui se plaisaient tout autant à passer du temps, beaucoup de temps, en compagnie de messieurs divers et variés. Pour toutes les fois où ils avaient été amenés à discuter, pour toutes les fois où il avait eu l'occasion de lui faire la conversation, Adriel ne pouvait s'empêcher de la trouver particulière, ou en tout cas loin d'être banale. Et la manière qu'elle avait présentement de vouloir à tout prix prendre le dessus de la conversation, dominer le dominant qu'il était pourtant d'habitude, avait de quoi lui plaire encore davantage. Il n'essaierait pas de dompter Ella-May. Il savait pertinemment que ce serait vain. « De toutes façons, que tu pleures ou pas, tu sais très bien que je m'en fous, mon chou. » Sa répartie était intact et Adriel était pour le moins satisfait de le constater. Il aimait les affrontements, les discussions animées, et cet échange de balle, ces nombreuses ripostes, avaient tendance à lui plaire. Un fin sourire fendit alors ses lèvres. Elle n'obtiendrait pas plus. Peut être parce qu'il voulait lui laisser l'impression qu'elle avait gagné cette manche. Oui, peut être. « Pourquoi tu ne peux pas m'appeler Maya, comme tout le monde, c'est plus fort que toi, hein ? » Cette fois-ci, ce fut un rire qui franchit la barrière des lèvres du brun. En voilà une qui le connaissait bien mal, finalement. « Je pourrais faire comme les autres et t'appeler par ce stupide surnom, mais j'ai l'esprit de contradiction, je ne t'apprends rien. » Et c'était peu dire. Dites lui "oui", il vous dira "non". Demandez-lui quelque chose, il fera l'averse. Un vrai chieur, en somme. « Demande moi la même chose que samedi soir. Dis juste que c'est pour moi, il comprendra ... » D'un signe de tête, Adriel désapprouva. Ça n'était pas tant ce qu'elle demandait qui le dérangeait, mais la manière dont elle le demandait. « Non, ne me donne pas d'ordre. Je t'ai proposé à boire, mais ça s'arrête là. Commande ton verre toi même, je me contenterai de te le payer. » Sa réaction l'étonnera peut être, mais elle n'était pas feinte. Il voulait simplement se redonner l'avantage dans cette discussion, c'est tout. Elle ne gagnerait pas deux fois de suite. « Mais tu sais que tu n'as plus besoin de m'acheter, Siggers... Enfin, tu n'as jamais eu besoin de m'acheter, j'aimais juste te faire croire ça...» Un nouveau sourire apparut sur les lèvres du brun, qui haussa alors doucement les épaules. « Je ne cherche pas à t'acheter, Ella. Et quand bien même j'en aurais l'intention, je crois que je viserais plus haut qu'un simple verre dans un bar pourri. » Non, l'acheter n'était pas dans ses plans de toute manière. Quoi qu'il en soit, mademoiselle avait du noter l'insistance du regard du jeune homme sur cette robe qu'elle portait si bien, ou plutôt sur la silhouette qu'elle recouvrait plutôt partiellement. D'où sa réaction. « Mais ça va, t'as fini de me mater, oui ? » Non, ça ne fonctionnait pas. Son sourire était traitre et il la savait loin d'être hypocrite. C'était flatteur d'être regardée ainsi, après tout. « A vrai dire, non. » Honnête réponse que celle-ci. Elle apprécia forcément. Tout comme le fin sourire qui vint l'accompagner. Mais il ne se contentait pas d'entrer dans son jeu, il désirait en rester maître. « Est-ce qu'il t'arrive de vouloir être quelqu'un d'autre, quelqu'un de complètement différent ? » Une question qui certes sortait de nul part, mais qui importait aux yeux du jeune homme. Si elle lui était aussi semblable qu'il avait tendance à le croire, peut être partageaient-ils tous deux quelques pensées. Ou peut être était-il le seul à être profondément insatisfait de son existence.

C'est vrai qu'il a l'esprit de contradiction, je l'avais remarqué. D'ailleurs je l'ai aussi énormément... Et puis c'est pas vrai, tout le monde ne m'appelle pas Maya... J'ai juste cherché -et trouvé- quelque chose à dire pour l'emmerder, c'est tout. Sa réaction aux quelques mots que je lui réponds lorsqu'il me propose de m'offrir un verre me surprend un peu. « Non, ne me donne pas d'ordre. Je t'ai proposé à boire, mais ça s'arrête là. Commande ton verre toi même, je me contenterai de te le payer. » Je lance alors, du tac au tac, en évitant volontairement son son regard : Je t'ai déjà connu moins farouche aux ordres... Vous y voyez là une allusion légèrement perverse? Vous avez tort, elle l'est totalement. Mais c'est ce qui fait le charme de notre relation, c'est ce pas? Certains sont choqués, pour eux une femme ne doit pas avoir le droit d'exprimer ses désirs sexuels, ses fantasmes. Macho. Non mais vraiment, en quel honneur ça serait réservé aux hommes? Je ne m'étendrai pas sur la question, je risque de m'emporter... Une autre fois, si vous voulez, si vous êtes sages. Ou pas d'ailleurs. « Je ne cherche pas à t'acheter, Ella. Et quand bien même j'en aurais l'intention, je crois que je viserais plus haut qu'un simple verre dans un bar pourri. » Je ne sais pas si je dois être flattée, comprenant que je suis pas achetable ou qu'en tout cas je vaux mieux que ça, ou bien être vexée parce qu'il insinue que je suis une fille facile... J'suis emmerdée là, je l'avoue. C'est donc en échappatoire que je lui fait remarquer qu'il regarde mon décolleté avec insistance. Alors qu'il me dit qu'il n'arrêtera pas, je réponds, en souriant : Tant mieux, ça me gène pas ! Ce serait hypocrite que de dire le contraire, n’êtes vous pas d'accord? C'est toujours flatteur, et un brin excitant, on peut se le dire. « Est-ce qu'il t'arrive de vouloir être quelqu'un d'autre, quelqu'un de complètement différent ? » Cette question me prend de cours, elle arrive comme un cheveu au milieu de la soupe dans la conversation et me perturbe vachement. Dans mon cerveau tout s'accélère. Alors que mon coeur se sers, je m'efforce de répondre : Non, pas vraiment, pourquoi? Mensonge. A ce moment là, j'ai l'impression qu'au dessus de ma tête flotte un gigantesque néon où est inscrit en lettres lumineuses : menteuse. Evidemment qu'il ne se passe pas un jour sans que j'envisage ma vie autrement. Pas un jour je ne me dis pas que tout aurait été différent si j'étais née ailleurs, si ce fameux jour, lorsque j'avais seize ans, n'avait pas existé. Pas un jour ne se passe sans que je ne songe pas à la personne que je serais devenue sans tous ces drames. C'est pas vraiment ce qu'il demandait, mais c'est quand même comme ça que je le comprends. Je n'ai jamais voulu changer d'identité, de personne, ça voudrait dire abandonner Alexis, et j'en suis incapable. En revanche, j'ai toujours voulu changer ce qui a fait de moi la personne que je suis aujourd'hui.

Les réactions d'Adriel se suivaient et ne se ressemblaient généralement pas. Un rien pouvait l'amuser, le contrarier ou simplement le blaser. Il était de ces impulsifs qui ne réfléchissaient qu'après avoir parlé, qui disaient immédiatement ce qui avait tendance à leur passer par la tête et qui n'étaient pas le moins du monde désireux de tempérer leurs répliques. Nul doute qu'Ella-May ne lui tiendrait pas réellement rigueur de son petit emportement, mais il est vrai qu'il regretterait presque d'avoir réagi d'une telle manière aux propos de cette dernière, pourtant loin d'être véritablement provocateurs. A croire qu'il voyait du combat partout et qu'il s'était contenté d'interpréter cela comme le fait que la jolie rousse souhaitait le rabaisser. Il savait pourtant que ça n'était pas son genre, tout comme il savait qu'il y avait toujours différentes manières de réagir, et qu'il avait malheureusement souvent tendance à opter pour la pire. Je t'ai déjà connu moins farouche aux ordres ... Voilà une riposte qu'il n'avait pas vu venir. Car connaissant Ella-May et sa disposition à placer des sous-entendus dans beaucoup de ses phrases, il n'avait pas manqué de comprendre assez rapidement ce qu'elle avait voulu dire par là. C'est donc un petit rire, presque muet, qui s'échappa des lèvres du jeune homme. Au moins, elle ne lui en voulait pas. « Tu sais bien que ça dépend du contexte. » Et pour le coup, il est vrai qu'il n'était pas tellement disposé à lui commander un verre. Seulement à le payer. Sa fierté était peut être un poil trop grande, hm. Quoi qu'il en soit, s'il est vrai qu'il se plaisait depuis tout à l'heure à reluquer sa jolie voisine de bar, il n'en était pas moins persuadé que cela plaisait à la jeune femme. Peut être que c'était au final moins drôle que s'il avait à faire à quelqu'un de moins à l'aise avec ce genre de pratiques, mais la vue rattrapait largement le tout. Mais voilà qu'Adriel trouva le moyen de pondre une question qui non seulement sortait de nul part, mais avait en plus un coté un peu trop philosophique à une heure comme celle-ci. A croire qu'il avait véritablement ressenti le besoin de questionner la jeune femme à ce sujet. Sans doute parce qu'il aimerait qu'elle lui confit être dans le même cas que lui, ce qu'elle ne fit pas, justement. « Non, pas vraiment, pourquoi ? » Adriel, en tout cas, était disposé à reconnaitre un mensonge lorsqu'il en entendait un. Et pour le coup, c'en était un beau celui-ci. « T'es peut être un bon coup mais comme menteuse, t'es juste à chier. » Lui par contre, il était généralement plutôt doué pour mentir. Et étrangement, il voyait ça comme une sacrée fierté. Un drôle de type, décidément. « Nous ne sommes pas des gens "biens". Selon la morale, selon l'église ... De ça, je m'en contre-fous. Parce que l'opinion des autres m’indiffère complètement, soyons clairs. Mais l'opinion que j'ai de ma propre personne ... hm ... » Souvent il se questionnait au sujet de ce qu'il pensait de lui-même. Et chaque fois, il obtenait une seule et unique réponse. « Je crois que je déteste ce que je suis. » Et le début de la phrase paraissait superflu, tant le ton qu'il avait pris laissait justement entendre qu'il ne le croyait pas, mais qu'il en était sûr. « Au risque d'avoir droit à un nouveau mensonge ... Cette façon de vivre ne t'épuise-t-elle pas ? » Par là, il sous-entendait le fait de coucher à droite et à gauche, sans s'autoriser à s'attacher, sans se permettre davantage qu'un plaisir immédiat et éphémère. Lui, il était épuisé par tout ça. Il avait trente piges passées et agissait de la même manière qu'il y a cinq ans. Pour autant, il n'irait pas crier son mal être sur tous les toits, car il n'y avait qu'en Ella-May qu'il avait assez confiance pour se confier de la sorte. Les autres pouvaient tout bonnement aller se faire foutre, c'était certain.

« T'es peut être un bon coup mais comme menteuse, t'es juste à chier. » En réalité, d'ordinaire, je suis une très bonne menteuse. Il y a juste certaines circonstances dans lesquelles mon corps refuse de jouer le jeu. Je suppose que ce sont les moments dans lesquels je ne devrais pas mentir. Preuve que la personne en face de moi vaut mieux qu'un simple mensonge grossier. Si la lumière n'était pas tamisée, il aurait pu aisément remarquer mes joues qui s'empourprent. Je cache mon visage dans le vers qu'on me sert. Mais je suis décidée à me racheter. Peut être que c'est ça mon défaut, repousser tous ceux que je devrais garder auprès de moi. Adriel est quelqu'un de confiance, en réalité, il ne m'a jamais jugé... « Nous ne sommes pas des gens "biens". Selon la morale, selon l'église ... De ça, je m'en contre-fous. Parce que l'opinion des autres m’indiffère complètement, soyons clairs. Mais l'opinion que j'ai de ma propre personne ... hm ... » Je repose ma boisson et dis, en plantant mes prunelles dans les siennes, convaincue. J'suis quelqu'un de bien, en fait, tu sais... Je m'en fout de ce que les gens pensent, mais je le sais, et Alexis le sait. Je reprends mon souffle. Je suis prête à lui parler d'Alex, quel grand pas. J'espère qu'il comprendra ce que ça représente pour moi... Alex, Alexis-Joy, en fait, c'est ma petite soeur. Je l'élève depuis que j'ai seize ans et qu'elle en a quatre. Seule. Alors je pense être en droit de considérer que je suis, quelque part, quelqu'un de bien. Et toi aussi, Adri. Tu sais, j'en suis sure, j'suis persuadée que t'es quelqu'un de bien. Et voilà, je me suis ouverte. C'est assez rare pour être souligné. « Je crois que je déteste ce que je suis. » Sans trop réfléchir, et pour toute réponse, je glisse ma main sur la sienne. Je sais ce que c'est. Je me suis longtemps détestée d'avoir survécu et d'avoir abandonné lou, Leo et mes parents. Mais ça c'était avant de penser à Alex. « Au risque d'avoir droit à un nouveau mensonge ... Cette façon de vivre ne t'épuise-t-elle pas ? » Sans ôter ma main, je lui réponds, le plus sérieusement du monde. Au contraire, ça me repose. Ca me permet de me détacher de toutes les responsabilités que j'ai toujours du endosser. Des contraintes sociales. J'me sens libre... Oui, ça fatigue mon corps, mais mon esprit est plus détendu. Comme pour continuer à me protéger, pour qu'il mesure le poids de mes mots, j'ajoute : J'parle jamais de ça à personne tu sais... D'Alex, de... de mon enfance. C'est pas pour qu'il se sente privilégié ou fier, ou je ne sais quoi, simplement une façon pour moi de lui dire qu'il compte pour moi.

Adriel soupçonnait chez Ella-May une capacité certaine à mentir convenablement. Après tout, n'importe qui pouvait mentir relativement bien à condition de s'en donner la peine, à moins d'y mettre beaucoup de mauvaise volonté. Pour le coup, elle avait simplement quelques peu perdu ses moyens, probablement déstabilisée par la question du jeune homme. Alors quoi, parler de ce qu'elle était, de la manière dont elle se voyait, la gênait tant que ça ? Ou n'aimait-elle simplement pas parler d'elle, d'une manière plus générale ? Il avait tendance à pencher pour cette seconde possibilité. Après tout, ils avaient beau avoir beaucoup parlé tous les deux, elle ne s'en était pas moins chaque fois montrée secrète au sujet de sa vie, de son être. Peut être que c'était cette pudeur - pourtant naturelle, et qu'il ne connaissait lui même que trop bien - qui les empêchait l'un et l'autre de véritablement se connaitre. Peut être fallait-il briser la glace à certains endroits et oser se dire certaines choses. Parce qu'en soi, il avait beau se montrer froid et provocateur à plus d'une reprise à l'égard de la jolie rousse, il ne la considérait pas moins comme une amie, ou comme quelque chose de semblable. Lui qui avait si peu d'amis avait peut être tendance à s'accrocher particulièrement à cette relation, allez savoir. Mais voilà qu'il eut suffi d'une question pour que la jeune femme se livre davantage. « J'suis quelqu'un de bien, en fait, tu sais... Je m'en fout de ce que les gens pensent, mais je le sais, et Alexis le sait. Alex, Alexis-Joy, en fait, c'est ma petite sœur. Je l'élève depuis que j'ai seize ans et qu'elle en a quatre. Seule. Alors je pense être en droit de considérer que je suis, quelque part, quelqu'un de bien. Et toi aussi, Adri. Tu sais, j'en suis sure, j'suis persuadée que t'es quelqu'un de bien. » D'abord surpris, Adriel afficha bientôt un sourire satisfait. Il ne souriait pas au contenu des paroles de la belle - entendre toutes ses choses sur la vie d'Ella-May n'avait pas nécessairement de quoi l'amuser - mais au fait qu'elle lui débite tous ces détails le plus naturellement du monde, comme si elle en avait oublié sa gêne, sa pudeur de tout à l'heure. Comme si elle lui faisait confiance, quelque part. Lui à qui personne n'avait jamais osé faire confiance. « C'est dingue comme tu peux avancer une vérité certaine et horriblement te tromper dans une même phrase » souligna-t-il alors, dans un rictus. Il était disposé à la croire lorsqu'elle avançait être quelqu'un de bien. Au fond, il n'en avait jamais tellement douté Il lui connaissait une certaine douceur, une humanité certaine et flagrante, et ce bref récit de son vécu, de sa situation familiale, semblait aller dans ce sens. Pour autant, il ne pouvait admettre être quelqu'un de bien. Ça n'était pas la vision qu'il avait de lui. Non, pas du tout. Peut être parviendrait-il plus souvent à supporter son reflet dans le miroir s'il était capable de se bercer d'illusions, mais il ne voulait pas de ce genre de consolations. Il n'était pas quelqu'un de bien et se devait de vivre avec, aussi délicat cela soit-il certains jours. Mais voilà qu'une façon soudaine et complètement imprévisible, la main de la jolie rousse trouva la sienne. Le regard d'Adriel sonda alors cette étrange union, ne tardant finalement pas à dégager sa main. Cette fois-ci, c'était lui le plus gêné des deux. « Je n'aime pas ce genre de contacts, Ella. » Et il n'avait clairement pas l'intention de feindre le contraire, de supporter cette main indésirable dans la sienne, qui elle désirait converser une parfaite liberté. Et justement, ce fut à Ella-May de parler de liberté. « Ça doit être agréable comme sentiment. » Agréable de voir tout ça d'un si bon œil, de ne pas se juger soi-même à de nombreuses reprises. « J'parle jamais de ça à personne tu sais... D'Alex, de... de mon enfance. » Là, sa mine se crispa quelques peu. Tant qu'elle n'attendait aucune contre-partie, aucun réel échange d'informations, ça lui allait. Et il ne se sentait pas honoré, simplement chanceux d'avoir enfin droit à un peu de confiance. « Mais je pourrais très bien aller raconter ta petite vie à tout le monde, moi. Ça pourrait en intéresser plus d'un. Parce que tu as probablement tort de me faire confiance au point de me parler de ton passé, de ta petite sœur ... Tu te rappelles pas ? Moi, je ne peux pas prétendre être quelqu'un de bien. » Et à cet instant précis, il ne savait pas s'il espérait la faire réagir, l'inciter à le fuir tant qu'il en était encore temps, ou s'il testait simplement l'hypothétique attachement qu'elle pouvait déjà avoir à son égard. Un hypothétique attachement que, de toute évidence, il ne comprenait pas.