Se pencher sur les mots, c'est une forme de thérapie. Je n'ai jamais eu besoin qu'on me le souffle à l'oreille, c'était inné, instinctif. Dès que j'ai su tenir un crayon entre mes doigts, j'ai su que ça me servirait toujours, dans les bons et les moins bons moments. Encore ce soir, incapable de trouver le sommeil, c'est avec une tasse de thé, tout un tas de feuilles que j'ai chiffonné avant de les abandonner à même le dallage froid du plancher de ma chambre. Je ne conserve que ce qui me plait, autant dire que je ne retiens pas grand chose de mes tentatives de coucher mon ressenti sur le papier. Je réfléchi trop, c'est Adriel qui se fait toujours un plaisir de me rappeler à quel point je prends la vie bien trop au sérieux, me montrant à ce point sélectif que j'en oublie d'apprécier le quotidien. Je contracte la mâchoire, serrant le poing autour de la plume, déchirant le papier sous la pression. Je soupire, relâche les tensions, prend ma tête entre mes mains. Pour lui, tout est facile, il cède à son moindre caprice, à la plus petite impulsion. Adriel ne réfléchi pas, il agit. Ça explique sans doute le nombre considérable de râteaux qu'il a essuyé avec le temps, mais c'est mieux que de n'avoir jamais ressenti de transcendant, comme dans mon cas. Je dépose le crayon, garde les yeux rivés sur le papier. Le syndrome de la page blanche. Ne rien avoir vu, ni vécu, il en résulte ce manque de contenu ou d'inspiration, c'est la seule explication plausible que je parviens à trouver. Cela m'agace, m'insupporte, mais je suis transi de peur à l'idée de franchir un point de non-retour. De dépasser les limites que je me suis toujours fixée, et celles dont Adriel s'est toujours moqué, non sans réprimandé par des moqueries bien senties chaque tentative de ma part de tâter celles-ci. Il est tard, je devrais aller dormir, mais c'est exactement ce que j'ai toujours fait. Pris d'un élan, j'enfile une veste et me dirige vers la porte, posant ma main sur la poignée, hésitant à la tourner. Je reste comme ça si longtemps que j'en ai des crampes au poignet, avant de me laisser tomber sur le lit, à contempler le plafond légèrement jauni. Encore raté. Une fois de plus, une fois de trop. C'est encore habillé que je glisse manifestement entre les bras de Morphée...

Traîner dans les rues de Cascade Locks est nettement moins bien vu qu'auparavant, les habitants de la ville craignant un nouveau mort, un nouveau corps qui pourrait être retrouvé par hasard par la gamine du boulanger, par exemple. L'ambiance générale est loin d'être joviale, tous se méfiant les uns des autres, bien qu'ils se sont toujours connus. Peu d'étrangers décident de tout plaquer pour venir vivre ici, et normalement ce sont ceux élevés dans les environs qui perpétuent le nombre d'habitants de la ville. Je suis victime de cette paranoïa collective, comme quoi les ascendants des Siggers font de parfaits boucs émissaires. Je veux bien admettre que ce n'est pas le comportement dissident de Adriel ou l'instinct paternel de notre père qui étouffe notre famille, mais cet excès de zèle a un don particulier pour me mettre les nerfs en boule. On oublie parfois que je suis l'un d'entre un, un fils Siggers moi aussi, alors on parle des soupçons et des rumeurs qui courent, non sans épargner personne, les gens trouvant un réconfort quelconque à partir à la chasse aux sorcières « Tu as entendu ce qui se dit en ville, Adriel? ». Il lève les yeux, les roule, avant de répondre « Tu devrais pas écouter les conneries qui se disent sur le perron de l'église ». Il n'a pas tord, Adriel n'a jamais tord. Je passe la main dans mes cheveux, comme je le fais toujours quand je suis nerveux ou songeur « J'aurais du leur dire de la fermer, que c'était n'importe quoi, leur signifier d'aller se faire foutre, de... ». La paume qu'il dépose sur mon épaule me fait taire, me tirant de ma tirade « Arrête Rhett, tout ce que tu as à faire, c'est de laisser courir. Les gens se lasseront, c'est inévitable ». Je serre la sangle de la guitare que je traîne jusqu'à l'église, chemin que mon frère a décidé de parcourir avec moi de ce bon matin. Surprenant de la part d'un mec qui n'est pas du type à se tirer du lit aux aurores « Tu es là pour remontrance ou parce que tu t'inquiètes qu'on m'exécute en chemin? ». Je ricane pour tomber sur son faciès qui n'entend pas à rire « C'est bon, je rigolais ». Sans doute estime-t-il que je n'ai pas ce qu'il faut pour survivre à une éventuelle et potentielle prise de bec avec l'assassin qui sévit à Cascade Locks, et je ne saurais le démentir entièrement. Mais de là à veiller au grain comme si j'étais un gosse de dix ans, c'est autre chose. J'ouvre la bouche que sa voix m'interrompt « Allez, on se sépare ici. J'ai quelqu'un à voir ». Il s'éloigne, me laissant en plan à moins d'un demi-kilomètre de l'église. Je parcoure la distance qu'il reste en maugréant et maudissant le tempérament moralisateur et mystérieux de mon aîné...