Elle a l’impression de rêver, comme si elle dormait encore. Les sapins, les rochers et les rivières, tout lui semble vaporeux. Si elle les effleurait du bout des doigts, ils partiraient en fumée. Le ciel même a une drôle de couleur. Ses pieds gravissent les sentiers lentement. Elle est venue à l’aurore, a passé la matinée à marcher, à tenter de garder son souffle. Il lui arrive de plus en plus souvent de se rendre en montagne ou en forêt, de se perdre dans la nature. Comme si ça avait été un instinct de mort. Elle sait où le danger se trouve, et elle s’y rend. Ou alors, c’est dans l’espoir de trouver un cadavre. Elle fait partie de ces gens là. Un soupçon de voyeurisme, et une fascination pour la mort. Elle a cette étrange idée que découvrir un cadavre est la chose la plus intime que l’on puisse faire. Les yeux rivés sur le vide, elle se demande si le légiste partagerait cette opinion. Peut-être. Les nuages sont gris, et noircissent de minute en minute. Il pleut beaucoup ces jours-ci. Peut-être qu’un cadavre trempé l’attend quelque part, pourrit à cet instant. Peut-être qu’une famille recherche un parent, qu’une femme s’inquiète pour son mari. Elle a l’impression de n’avoir jamais connu la perte d’un proche.
Une voix l’interpelle, mesurée. Elle tourne la tête et aperçoit son employeur, emmitouflé dans une veste de laine qui lui donne un aspect terriblement casanier. C’est le genre de veste que l’on porte dans un chalet enneigé, en se réchauffant auprès du feu. La dépression et le veuvage l’ont rendu fou, lui ont fait perdre tout bon sens vestimentaire. « Shen. ». C’est froid, simple et courtois. Complètement inapproprié. Elle est surprise de le voir ici mais ne se sent pas de lui demander pourquoi il se trouve là. Le médecin est inquiet, désarçonné à l’idée qu’il puisse être le témoin d’un effroyable accident. Ou d’un suicide. Elle sourit à sa remarque et soupire : « Tu es à deux doigts de me disséquer. ». Elle a l’air espiègle, comme si c’était une blague. Pour conforter ses propos elle reporte son regard sur les rochers au pied de la falaise. Ces pierres tranchantes qui bientôt peut-être, transperceront sa chair. Cisèleront sa peau et briseront ses os. Lentement elle se penche, s’approche plus encore. La vision l’absorbe, le vide l’obsède. Elle a terriblement envie de sauter. Elle ne sait pas pourquoi, elle n’a pas même envie de mourir. Elle est gênée qu’il soit là pour assister à ça. La voir dans un état second. C’est le genre d’attitudes qu’elle garde secrètes. Un centimètre de plus et elle tombe.
Mais elle se ravise, revient sur ses pas doucement, jusqu’à se rapprocher de Shen. « Voilà. Rassuré ? ». Elle lui sourit et ajoute, avec un désinvolte presque insolent : « La vue est splendide non ? Je viens ici parfois, c’est étrangement rassérénant. ». Elle passe une main dans ses cheveux et tire sur sa manche droite du legiste avec l’air candide : « Jolie veste. ». Puis elle rajoute, avec un petit rire aussi enfantin qu’il est cruel : « Et toi ? Qu’est-ce qui t’a pris de quitter tes cadavres ? »