Tu as obtenu ton diplôme de fin d’études avec un an d’avance, et tous te voient faire de grandes choses maintenant que tu es revenue d’Irak. Chirurgien, avocat, dirigeant d’une multinationale … fais ton choix. Aussi, tu appréhendes fortement ce repas autour duquel toute ta famille se trouve réunie. Tes parents adoptifs, ta jolie sœur et son petit ami. Tu sais déjà que ça va mal se terminer lorsque tu lâches subitement « Je vais faire une formation d'agent d'assainissement et collecte des déchets liquides spéciaux » d’un ton désinvolte comme si tout le monde comprenait ce que tu venais de dire. Ton père adoptif cherche un soutien dans le regard de sa femme, fronçant les sourcils, et pose ses couverts pour t’interroger « Mais pourquoi faire ? ». Tu hausses les épaules, répondant « Ben, égoutier » aussi naturellement que si tu annonçais que tu allais pisser. PAF. Gifle qui claque sur ta joue, de ton père qui a eu le temps de se lever pour manifester son mécontentement. Aïe. Deuxième déception quant à ton choix de carrière. Tu ne comprends pas tout de suite ce qui le dérange dans cette idée, n’est-ce pas lui qui t’a toujours répété qu’il n’y a pas de sous métier ? Rah le salaud, t’aurait-il menti ? En fait ça, tu l’as compris des années auparavant, parce que tu as un quotient intellectuel plus élevé que celui du commun des mortels. Pas du genre Einstein ou autiste, pour toi les nombres n’ont pas la moindre couleur et ne suscitent pas d’autres émotions que la répulsion. Ça agace la plupart des gens, lorsqu'il l'apprenne. Ils associent aussitôt cette caractéristique aux adjectifs "hautain", "méprisant", "péteux", parce que tu as l'intelligence de garder ton calme quand on t'insulte ou qu'on te frappe, alors ils s'imaginent que tu les prends de haut. Mais le sang froid et la maîtrise de soi n'ont rien à voir avec le quotient intellectuel. C’est juste que pendant que les autres gosses attendaient le père noël devant la cheminée, tu tirais la barbe de tous ceux que tu croisais dans le but de les humilier publiquement –et accessoirement de faire pleurer tes semblables, même si y’avait toujours des gamins assez cons pour croire leur mère quand elle leur expliquait que toute les barbes étaient élastiques-. Tu as toujours compris les choses plus rapidement, tout simplement. C’est pour ça que tu sais qu’ils associent cette voie à un échec professionnel évident, mais ça ne va pas t’empêcher de réaliser ton objectif.

Tes paupières s’alourdissent et tu entrouvres vainement tes lèvres à la recherche d’un peu d’air pour remplir tes poumons capricieux. Tu tentes d’éclaircir ton esprit, de te concentrer sur les nuages cotonneux qui dansent entre les branches pour ne pas perdre pied. Ne jamais se laisser aller, c’est la règle d’or quand on est blessé. Si tu baisses les bras, tu sais que la prochaine étape est la mort. Tu as déjà vu ça trop de fois pour l’ignorer. Mieux vaut une lente agonie pleine d’espoir qu’un évanouissement rapide dont tu ne t’éveilleras plus. Tu retiens ta respiration, essayant de crier pour briser le silence qui t’entoure et attirer l’attention d’un éventuel promeneur, mais seul un gémissement de douleur s’élève, presque inaudible. Ridicule. Tu te demandes bien à quoi te sert un QI supérieur à la moyenne et l’entraînement draconien dont tu as bénéficié. A rien, c’est pitoyable. Ce meurtrier ne laisse pas la moindre chance à ses victimes, il t’a poignardé dans le dos. Par derrière. Un geste déloyal, lâche, mais diablement efficace. Tu aurais dû être plus attentif, alerte, mais comme tout le monde, tu as toujours été convaincu que ça n’arrivait qu’aux autres, et que tu saurais te défendre si le sort en décidait autrement. Malheureusement, tu te trompais. Tu ne peux t’empêcher de sourire devant le voile de l’inconscience contre lequel tu luttes, et tu te dis que finalement, Dieu a décidé que tes efforts pour te racheter sont insuffisants. Tant pis, au moins tu auras essayé. Tu auras essayé de gommer le regard de ces hommes qui te hantent parfois en tendant la main aux nécessiteux, en priant, en te confessant. Peut-être qu’après tout, il n’est pas qu’amour et bienveillance …

« Putain mec, tu sais que t’es célèbre dans l’coin maintenant ! » Et pourtant tu n’as rien fait pour ça, tu t’es contenté de survivre. Et qu’y a-t-il te plus basique que la survie ? C’est dame nature qui a sauvé ta peau en vérité, en t’offrant un cadeau relativement étrange donc tu n’aurais pas perçu l’utilité si tu l’avais su plus tôt. Les médecins appellent ça ‘situs inversus’, des organes tous placés à l’envers. Ton cœur, qui devrait normalement se trouver légèrement sur la gauche, se situe symétriquement à l’opposé. Quelques centimètres qui te permettent de vivre un peu plus longtemps que tu n’aurais dû, et quelque part tu te sens presque gêné. Tu ne comprends pas comment tu as pu passer à côté toutes ces années, comment l’armée a pu t’intégrer sans s’en rendre compte, cette institution qui élimine soigneusement tous les éclopés. Mais rien ne t’aurait permis de le savoir en dehors d’une radio de la partie haute de ton corps, ce que tu n’as jamais eu besoin de faire. Finalement, Dieu a un autre plan que te rappeler à lui, et il essaie probablement de t’envoyer un message. Il est pour toi. Voilà ce qu’il semble te murmurer au creux de l’oreille. Désormais, ce tueur a toute ton attention. « T'as su faire oublier le petit épisode de la station essence, espèce de salaud … » Tu esquisses un sourire en te reconnectant à la réalité, infligeant à ton ami un coup d’épaule réprobateur. C’est lui qui, six mois plus tôt, t’as garanti que l’expérience des champignons magiques allait changer ta vie. Pas vraiment réussi, puisque tu es reparti en Irak le temps de quelques heures, persuadé que tu étais pourchassé par des centaines de talibans se déplaçant en tapis volant. « Que veux-tu, je me suis dit que frapper un grand coup c’était encore la meilleure des solutions. Pour que personne n’aille me soupçonner, et puis pour attirer les gonzesses y’a rien de mieux. » Comme si tu avais envoyé une lettre au tueur pour qu’il s’en prenne à toi mais en lui demandant d’être gentil de t’épargner quand même, parce que tu fais ça pour serrer les filles. « T’as raison putain, regarde comme elle te mate celle-là, t’es son nouveau héros. » Tu tournes la tête vers une blonde qui sourit timidement au bar, puis vers ton pote qui l’observe avec convoitise comme un homme en pleine crise de la quarantaine devant une jaguar. Si y'a besoin, tu peux te dévouer pour lui tirer une balle dans l'épaule ... « Je te la laisse va, je te rappelle que je suis toujours un homme de Dieu, à ma manière. » Un truc qu’il n’a jamais compris et qu’il ne comprend toujours pas. Tu as fait un pacte avec le mec là-haut, tu lui as promis de respecter ses règles et les histoires d’un soir avec une inconnue, ça n’en fait pas partie. « Et les champis ? Et les joints que tu t’envoies à l’occasion, c’est pas interdit par Dieu ça ? » Tu lèves les yeux au ciel, te laissant retomber contre le dossier du fauteuil, puis tu hausses légèrement les épaules. « But purement thérapeutique. » D’accord, tu tronques peut-être un peu les règles, mais sur les points les moins essentiels. Pas de sexe, pas de drogue dure, pas de meurtre illégitime, c’est déjà pas mal non ?