"I walk the space in your mind where you are afraid to go."

Ta journée commence comme elle commencerait pour n’importe qui. Pourtant tu n’es pas comme tout le monde. Tu as cette manière d’écarter les rideaux avec hésitation, comme si la simple vue du temps maussade pouvait te faire changer d’avis. Ce regard qui balaie le ciel pour trouver une réponse écrite dans les nuages. Et toujours cette même manie de baisser les yeux comme pour t’excuser à l’avance auprès de dieu des fautes que tu vas commettre aujourd’hui. Mais tu n’as pas le choix, pas le temps de refaire le monde. C’est l’heure d’aller se jeter dans la fosse aux lions. Tu colles un sourire sur ton visage, celui que tu travailles parfois devant ton miroir. Ce camouflage parfait qui t’aide à te mentir à toi-même. Avec un dernier pincement de lèvres, les doigts sur la croix autour de ton cou, tu quittes la fenêtre.

« Cole ? C’est grâce à des enfants comme lui que je garde la foi. Même avec tout ce qui arrive il n’a jamais cherché à en vouloir à Dieu. Vous savez, beaucoup d’âmes perdues viennent parfois à cette église. Ils ont une haine contre le seigneur et me demandent si Jésus les testes et quels plans a-t-il pour eux. A tel point qu’ils en arrivent parfois à me faire douter même après plus de trente-cinq ans de service en la demeure du tout puissant. On voit tellement de tristesse en ces rues, de moins en moins de personnes sur les bancs de l’église. La croyance en quelque chose aide à avancer, elle ne guérit pas l’addiction ou la famine, mais elle réconforte. Je pensais que Cole viendrait trouver du réconfort, mais au lieu de cela il essaie de se rendre utile envers ceux qui en ont le plus besoin. Le voir se démener pour s’occuper de sa mère, travailler plus qu’il ne devrait à son âge tout en venant participer aux activités bénévoles le dimanche, beaucoup de gens ne tiendrait pas le coup. C’est vraiment une magnifique âme. Oui, il m’a redonné la foi. »

Tu prends toujours la même place dans le bus. Celle solitaire près de l’accès handicapé, là où tu peux plus aisément regarder la route. Tu connais le trajet par cœur. Le moindre dos d’âne qui fait cahoter le vieil engin, le moindre virage à te faire regretter d’avoir pris ce jus d’orange au petit déjeuner. Tu lisse du plat de la main un épi sur le sommet de ton crâne. Les réflexions commencent à te peser, tu regardes de plus en plus ton reflet tremblant dans la vitre. Le bus s’arrête. Un. Deux. Trois. Il est temps de recommencer à sourire.

« Cole n’est pas un élève spécialement brillant. Il se tient dans la juste moyenne depuis le premier semestre et fait parfois du travail bâclé. Mais je trouve que pour quelqu’un dans sa situation, il s’en sort plutôt bien. Devoir s’occuper d’un proche et assumer la vie d’un adulte, financièrement et mentalement, ce n’est pas évident. Je comprends pourquoi le décalage est si flagrant avec ses camarades. Lors de son rendez-vous d’orientation il m’a dit d’emblée qu’il ne comptait pas aller à l’université. Je sais qu’en tant que professeur je suis sensé l’encourager dans cette voie, mais il m’a clairement dit que financièrement ce serait impossible. Quel contre-argument peut-on donner quand l’accès à l’éducation est de nos jours une question d’argent ? Pourtant dans ses yeux je pouvais lire la résignation. Il n’y a rien de pire pour un professeur. »

Les couloirs sont en pleine effervescence. Tu la retrouve avec peine dans la foule. Elle exhibe déjà son nouveau sac hors de prix. Tu laisses échapper une exclamation faussement admirative et elle semble satisfaite. Tu remarques au loin un quaterback vous observer avant de tourner la tête et partir avec ses amis. A vrai dire tu le connais, c’est son ex petit ami. Elle l’a largué aussi proprement qu’on claque une porte de casier capricieuse. Elle est toujours comme ça avec les gens dont elle veut se passer. Tu détournes toi aussi la tête, elle t’emporte par le bras vers la cafétéria.

« Lancaster ? Sérieux c’est quoi ce weirdo ? Nan mais regardez-le cinq secondes. Y’a pas un truc qui dépasse chez lui, aussi lisse qu’un nazi en plein défilé ! J’ai un pote qui l’a vu aligner ses crayons sur le coin de sa table par couleur et par longueur pendant plus d’une heure. Il dit jamais rien et il se contente de sourire à la ronde comme un putain de sociopathe à la Norman Bates qui repense à sa branlette de la veille. C’est pas étonnant que les gens adore l’emmerder et le prendre pour cible. Si encore il disait quoi que ce soit quand les gars s’amusent à renverser son sac ou à vandaliser sa table. Mais rien. Toujours ce sourire, aucune réaction, aucune lueur de défi dans ses yeux. Il se contente de ramasser ses affaires et de les ranger aussi clean qu’avant. Ce type est un putain de terminator. J’vous dis un jour il va se ramener au lycée en hurlant « SARAH CONNOR » et en dégommant les gens avec un shotgun. C’est avec des types comme Lancaster qu’on fait des Bowling for Columbine et qu’on émeut tout le pays. J’ai pas envie de crever sans avoir eu la chance de troncher Heather Hartley moi ! »

L’horloge tourne. Tu regardes encore dehors. Décidément, tu aimes les places proches des fenêtres. Peut-être est-ce pour trouver plus facilement une échappatoire quand tout autour de toi te semble dérisoire. Elle fait passer des papiers sous la table. La dernière fois que tu y as participé cela t’as valu une heure de retenue. Tu as l’impression d’être observée et tu tournes vaguement la tête avant de reporter ton attention sur l’arithmétique au tableau. La délivrance sonne. Il te faut moins d’une minute pour remballer tes affaires. Le devoir t’appelle ailleurs. Et tu t’y résigne encore une fois.

« J’ai pas à m’plaindre de Lancaster. C’est vrai qu’au début il a fallut mettre les points sur les i. Parce que j’ai pas besoin d’un putain d’monomaniaque pour compter que le nombre de frites dans les sachets que j’vends est bien équitable. J’lai plutôt engagé lui et Rockwood pour les faire à la chaine ces frites. C’est un fast food ici oui ou merde ? J’veux bien croire que c’est encore qu’un gosse et qu’il a sûrement le lycée qui le tracasse aussi, mais c’est mon restaurant ici. Ouais c’est vrai, mis à part ça j’ai pas à m’plaindre. Bon si, quelques petits ennuis, des clients qui se sont plaint parce qu’ils se sentiraient soi-disant oppressés quand c’est lui qui s’occupe de la caisse. Faut dire qu’il a tendance à un peu trop fixer les gens. Y’a eu un soucis avec une cliente qui l’a rembarré sévère la semaine dernière. J’aurais eu pitié si dans le fond il me faisait pas stresser moi aussi à me regarder la spatule en l’air pendant qu’il frit les steaks. Vous voulez la vérité ? J’laurais viré depuis longtemps si c’était pas pour sa mère malade ; même s’il fait du bon boulot. Ouais, j’dois en faire mon cas charitable. A mon âge on commence à réfléchir à acheter sa place au paradis, croyant ou non. »

Comme tous les soirs tu ne dis rien face à la nourriture. Elle monopolise toute la conversation et l’attention. Tu as l’habitude, après tout ce fast food tu en passes bien trop souvent la porte. Il y a sûrement de l’appréhension dans ces sourires que tu t’acharnes encore à fournir. Elle a encore fait une réflexion sur ton menu préféré peu diététique et sur la tâche de ketchup sur ton cardigan. A un moment il y a eu un faux contact et ta bouche s’est distordue une fraction de secondes. Tu es à bout. C’est normal, ce soir n’est pas un soir comme les autres. Aujourd’hui n’est pas un jour comme les autres. Demain tu ne seras définitivement plus comme tout le monde.

« Cole est ma chair et mon sang. Si vous saviez combien je m’en veux d’être un tel fardeau pour lui. Ma maladie s’est déclarée lorsqu’il avait quinze ans. Depuis la mort de son père en Afghanistan, nous connaissions plusieurs soucis financiers. Mais ma santé précaire nous a complétement ruinés. Je dois rester alitée toute la journée, sans espoir de pouvoir faire quoi que ce soit dans la maison. C’est Cole qui a choisi de s’occuper de tout. Il a même prit un travail à mi-temps dans la restauration pour continuer à payer les frais médicaux. Je ne peux que rester là à le voir prendre soin de moi alors que c’est moi qui devrais prendre soin de lui. Mais il ne veut rien entendre et je sais qu’il n’est pas aisé de le faire changer d’avis. Je suis probablement la mère la plus chanceuse dans le plus terrible des malheurs. Cole est un fils merveilleux, je prie le seigneur tous les jours pour qu’il m’accorde de ne plus être un poids si lourd et que mon ange prenne enfin son envol. Je m’inquiète de le voir se démener tous les jours. Mais il prend le temps de me rassurer en me parlant de ses nombreux amis à l’école et au travail. Cet enfant est si gentil. »

Tes doigts ont finit par glisser de la croix. Comme ce matin. Je suppose qu’à cet instant tu penses la même chose que nous tous alors que ton regard n’ose même plus s’élever vers le ciel. Lorsque j’ai déposé la pierre visqueuse dans tes mains maculées, j’ai compris que pour la première fois après toutes ces années, tes yeux me voyaient vraiment. Tyler, Bruce, Nina, Cole. Pour la première fois, nous avions les yeux grands ouverts.

Cher journal. Ou peu importe la formule à la con. Aujourd’hui je ne suis pas là pour parler d’elle. Je ne suis pas là pour parler de ses journées. Et je ne pourrais plus le faire. Alors à la place je vais te dire ce qu’il en est vraiment. Hier encore j’ai aidé une grand-mère à traverser. Je ne voulais pas. J’ai juste. J’ai voulu la pousser. Comme ça, pour voir. Après tout, à l’âge qu’elle avait. Parfois je me demande. Lorsque mes bras restent en suspens avec un coussin au-dessus de la tête de ma mère endormie. Parfois je me demande. Quand mes doigts se referment sur la poignée du bac à frites. Est-ce qu’une projection d’huile bouillante vers mon coéquipier peut être considérée comme un accident ? Est-ce que je peux plaider une mauvaise visibilité dans les virages avec la brume du matin lorsque je vois les joggeurs sur le bord de la route ? A cette vitesse ça risque de faire des ricochets sur plusieurs mètres je suppose. A défaut de perdre du poids en suant comme des bœufs ils apprendraient à voler par-dessus le fossé. Et quand je les vois s’éloigner dans mon rétroviseur, je réalise. Je crois que quelque chose ne tourne pas rond chez moi. Ma mère m’a dit un jour que les actes font les hommes et non les pensées. Alors, putain de journal, peu importe si j’ai envie de tous les massacrer n’est-ce pas ?

Du moment que ça reste dans cette fraction de seconde, entre l’envie et le geste.
I walk the space in your mind, where you are afraid to go.