Il y a dix-neuf ans aujourd'hui, Isalyn Siggers perdait la vie dans un incendie. Dix-neuf ans aujourd'hui que Adriel et moi sommes privés de notre mère, à se faire plus ou moins abandonnés par un père alcoolique qui ne s'occupait de nos gueules que lorsqu'il avait envie de frapper. Dans ces cas-là, mon aîné se mettait devant et accusait les coups que l'autre con lui balançait dans les côtes, lui, pauvre gosse qui s'efforçait de maintenir le peu de notre intégrité familiale en me protégeant des coups et des salves d'insultes, s'arrangeant pour que lorsque notre père avait le scotch mauvais, il serait obligé de lui filer une correction à lui et non à moi. Dix-neuf ans que l'on vit sans elle, femme lumière, femme qui avait une passion pour la musique et pour ses enfants. Dix-neuf ans que l'on est orphelin d'une famille décimée par la mort de sa structure et de son épicentre. Tout s'est effondré, et s'en ressent encore des relents de cette vie dans un bordel familial où rien ne se vivait comme les gosses normaux. Et ces dix-neuf ans, je les partageais avec mon orgue, instrument qui témoignait, aujourd'hui, de cette douleur lancinante aux tréfonds de mes entrailles. Cette douleur sourde dont je ne parle à personne, mais qui me transperce comme la lame d'un couteau chaque fois que mes pensées se transposent à ce que l'on aurait pu être nous quatre sans cette tragédie qui a tout fait éclaté en morceaux. Sans Isalyn, les Siggers comme unité n'était plus, et sans mère, des enfants ne sont pas élevés avec cette présence rassurante et soucieuse d'une femme. De ces années où l'on a fait de notre mieux, Adriel le premier, on est devenus ce que l'on est aujourd'hui. Ce que je suis, je le lui dédie alors que mes doigts glissent sur le clavier de l'orgue, me laissant aller à ces mélodies endeuillées dont les notes elles-mêmes expriment une tristesse et une amertume aussi palpable que si elles étaient des êtres de chairs et de sang.

Il est tôt, bien avant les neuf heures où seront les premiers offices du jour, mais je suis là, de corps et d'esprit, incapable d'avoir pu trouver le sommeil je m'étais réfugié dans la maison de Dieu en quête d'un peu de répit. C'est en joignant mon ressenti aux sons de mon orgue que j'y étais à peu près parvenu, finalement. Je caresse le sol du bout des doigts, tourne la page de mes partitions. Je ne les suis qu'à moitié, improvisant ce qui me vient tout naturellement en ce jour maudit qui revient tous les ans, toujours avec la même intensité de douleur et de regrets. Je joue, joue pour moi, joue pour lui et joue pour elle. Il n'y a que moi et l'orgue, jusqu'à ce que la mélodie s'éteigne sur les dernières notes basses, douces et puissantes à la fois. Je soupire, me rend compte que je suis complètement déshydraté. J'ai soif, tout à coup, comme si la nature reprenait de ses doigts maintenant que le silence règne dans l'église. Enfin, presque « Salut ! C'était vraiment beau ce que tu viens de jouer ». Je sursaute, manque tomber de mon banc en voyant du coin de l’œil une cascade de cheveux blonds qui s'étalait comme une rigole sur des épaules fines. Je mords l'intérieur de ma joue en me retournant, me trouvant face à une jeune femme que je ne connais pas, chose étrange dans cet endroit où chaque visage est reconnu. Je lui adresse un fin sourire, glisse ma main dans mes cheveux « Ravi que ça t'est plu ». Son regard est pétillant, même si on devine qu'elle vibre encore de ces notes qui l'on poussé à venir me retrouver ici « C'était la première fois que tu en entendais? » que je lui demande, à mi-voix, désignant l'orgue sur laquelle je dépose une paume bienveillante.