Au fond je sais que j'ai fait beaucoup de conneries, que j'aurais pu avoir une vie tellement meilleure que celle que je me suis bâti. Nous n'étions pas les plus riches du quartier, mes parents n'ont jamais été les plus aimants, mais cela a-t-il un jour justifié que j'en arrive là ? Sans doute pas. J'ai toujours ressenti une haine viscérale pour mes parents. Quelque chose qui vous prend au plus profond de vous-même sans que vous ne sachiez réellement pourquoi. Cette haine n'a jamais trouvé aucune explication logique dans mon esprit. J'ai eu beau retourner le problème dans tous les sens, la seule conclusion que j'en ai tiré fut que je devais partir le plus rapidement possible du domicile familial. Je ne supportais pas de devoir partager les repas avec eux, de devoir accepter leur argent, de devoir laisser ma mère m'embrasser sur la joue. Tout ça je le détestais, toutes ces petites choses me donnaient envie de retourner la table et de tout envoyer balader. Et je voulais qu'ils me détestent autant que je pouvais le faire. Je voulais que cette haine déchirante ils puissant la ressentir, l'expérimenter. Je voulais que cette aversion soit partagée. Je voulais tout faire pour qu'ils en viennent à me chasser de la maison, pour qu'ils ne veuillent ne plus jamais me revoir.

Lentement je remplis mon sac des derniers éléments nécessaires à mon escapade. J'y glisse enfin la bouteille d'eau, et je referme le sac avant de le mettre sur mon dos. Je me dirige vers la porte, et j'hésite quelques secondes avant de la franchir. Est-ce que j'ai réellement envie de faire ça ? Ce sera mon unique et dernière hésitation. Finalement, je jette un dernier regard sur ma chambre et je ferme la porte sans me retourner. Je pousse lentement et sans faire un bruit la porte d'entrée. Je me sens libre, je ne me suis jamais senti aussi libre de toute ma vie. Les chaînes qui me gardaient prisonnier viennent de se briser tout à coup, même si elles ne tarderont pas à se refermer. Une fois dehors, ma démarche est rapide, mes pas pressants et je n'ai qu'une hâte c'est de m'enfuir. Je fais un rapide détour par la droite pour me retrouver devant l'imposante demeure de mes voisins. J'ai toujours détesté cette maison, trop clinquante à mes yeux. Je ramasse une poignée de cailloux sur le sol, que je jette négligemment à sa fenêtre. Il ne me faut attendre que quelques minutes avant qu'il ne daigne se montrer, muni lui aussi de son sac à dos. Lui c'est Asling, mon voisin mais aussi mon meilleur ami. On a toujours tout fait ensemble, sans doute trop de choses maintenant que j'y pense aujourd'hui. Il était impensable pour moi de faire ma première fugue, qui ne serait pas la dernière, sans lui. Je ne me voyais pas partir dans l'inconnu sans lui à mes côtés. C'est pourquoi, il est là, devant moi, ses cheveux blonds tout ébouriffés. « Alors on va où ? » qu'il me demande. Je hausse doucement les épaules. Je n'en sais rien à vrai dire, je n'ai pas établi de plan de route. Nous irons là où le destin nous mènera, enfin surtout là où j'irai. Je sais qu'il ne fait ça que pour me suivre, qu'il n'a aucune raison de fuir sa famille. Alors, où je dirai que nous irions, il me suivrait partout. « T'as pris le fric ? » Ça c'était son travail, ses parents ne remarqueraient sûrement pas qu'il leur manquait cinquante dollars parmi toute la fortune qu'ils possédaient. Pourtant je le vois passer sa main dans ses cheveux, baisser les yeux pour éviter mon regard. J'y crois pas, il est même pas capable de voler de l'argent à ses parents. Il va falloir refaire toute son éducation. Toutefois, j'essaie de ne pas m'énerver, je reste calme et je me contente de lui lancer un regard exaspéré. On ne fera décidément rien de lui. « Allons-y. »

Alors que nous marchons lentement au bord de la route, j'entends les sirènes résonner derrière nous. Pas encore une fois. Ils n'ont pas compris après toutes ces tentatives de fugue, que nous n'avions aucune envie de revenir. Que notre place était dehors, à arpenter les rues avec nos seuls sacs à dos sans aucune autorité au dessus de nous. Qu'est-ce qu'il leur faut pour finalement comprendre ? La voiture de police s'arrête devant nous, et nous n'essayons même pas de courir, nous savons de toute manière quel en sera l'issue. Ces flics je les hais de tout mon corps, je donnerais n'importe quoi pour les voir brûler devant moi. Ainsi donc nous montons dans cette voiture qui nous est si familière, dont nous avons fini par connaître les moindres bruits par cœur. Nous restons silencieux tout le long de la route. Moi parce que je ronge ma colère et ma haine et Asling parce qu'il voit dans son esprit l'expression déçue de ses parents lorsqu'il rentrera chez lui. C'est bien le cadet de mes soucis. Je mettrais bien mon poing dans la gueule de mon père en rentrant. Je les déteste, déteste d'appeler la police encore et toujours. Le policier me conduit jusqu'à la porte d'entrée, comme une scène qui se répèterait inlassablement. Ma mère ouvre la porte, et je sens les larmes lui monter aux yeux. Qu'elle pleure cette salope, c'est pas comme si j'en avais quelque chose à faire d'elle. « Pourquoi tu nous fais ça ? » Je la regarde, interloqué. Pourquoi ? Pourquoi je fais ça ? Mais est-ce qu'elle ne comprend pas ? « Parce que je vous déteste. » Je réponds en haussant les épaules, et sans plus un regard je monte dans ma chambre.

Je jette un coup d’œil discret à Asling, qui me fait un léger signe de la main. Je glisse lentement notre butin dans mon sac, et d'un mouvement de tête je lui fais signe de déguerpir. J'essaie d'avoir l'air naturel, mais l'alarme me trahit et nous détalons sans plus attendre. Les gardes nous rattrapent sans trop de difficulté et finissent par nous mettre à terre. La défaite est cuisante, mais nous essayons de garder la tête haute. Notre première réelle arrestation. Nous découvrons le commissariat, les travaux d'intérêt général. Mais qu'est-ce que ça peut bien me faire ? L'adrénaline me fait avancer, elle me donne envie de vivre une vie plus aventureuse. Elle me pousse à faire des choses prohibées, elle renforce ma haine, ma colère. Cette arrestation, ne m'arrête pas, elle me pousse à continuer, à en vouloir plus, toujours plus.

« T'es prêt ? » Je vois bien à son regard qu'il ne l'est pas, qu'après toutes ces années il ne s'est pas encore fait à l'idée de partir. Quitter ses parents n'a jamais été dans ses idées, je sais qu'au fond de lui il a toujours espéré que je renonce à quitter Cascade Locks et mes parents. Pourtant, plus les années passaient, plus les arrestations s'enchaînaient, et plus ma haine se renforçait. « Ça va bien se passer tu vas voir. » Il a besoin d'être rassuré, je le sais. Il a toujours accepté de partir quand nous étions plus jeunes parce qu'il savait que d'une manière ou d'une autre, nous finirions par atterrir là où nous avions commencé. Mais aujourd'hui nous avions dix-huit ans, avec notre passé personne ne partirait à notre recherche. Une fois que nous serions partis, plus rien ne nous rattacherait ici. C'était le jour que j'avais tant attendu, le jour que j'avais passé ma vie à planifier. Je lui donne une légère tape sur l'épaule et puis nous nous mettons en route.

« J'en ai assez de tout ça, je vais rentrer. » De quoi il parle ? Qu'est-ce qu'il me raconte, il va rentrer, rentrer où ? « Hein ? » Il divague totalement le pauvre, pourtant il est complètement clean. Je ne sais pas ce qu'il lui prend. « J'en ai marre de cette vie Jansehn. Ça fait dix ans qu'on vit comme ça, tu te rends compte un peu ? On dort dans des tentes, on passe plus de temps au commissariat que dehors. On n'a pas de diplôme, pas de travail, on vole tous les jours. C'est ça la vie dont tu rêvais ? Parce que pas moi. » Je le regarde, bouche bée. Je ne comprends pas. Alors il veut laisser tout tomber comme ça ? Il veut m'abandonner, comme ça, lâchement parce que tout d'un coup il a décidé qu'il voulait faire autre chose à presque trente ans. Il fallait y réfléchir avant. « Et rentrer où hein ? T'as personne à part moi. » Cela fait dix ans qu'on vit en nomades tous les deux, qu'est-ce qu'il va pouvoir faire maintenant ? Cette idée va disparaître aussi vite qu'elle a germé dans son esprit. « Et tes parents tu les a oublié ? Ils ne méritaient pas ça. Je veux simplement qu'on ait une vie meilleure. » Mais de quoi il parle bon sang ? C'est quoi cette idée de vie meilleure ? Celle là ne lui plaît pas ? Changer de ville toutes les semaines, ce n'est pas ce dont on a toujours rêvé ? « Il n'y aura plus de "on" si tu décides de te barrer ce soir Asling. » De toute manière il ne sait rien faire sans moi, alors comment va-t-il se débrouiller pour retourner à Cascade Locks seul, sans personne pour lui dire quoi faire. « Fais pas ça Jansehn. Ruine pas notre relation comme ça. » Je lève les yeux au ciel, et un léger rire s'échappe de mes lèvres. « T'es le seul qui détruit tout là. » Je le sens qui s'agace, il se mord la lèvre inférieure et ses yeux me lancent des éclairs. « Tu comprends rien bon sang. » Bien sûr que je si je comprends, il veut s'en aller pour je ne sais quelle raison sordide, me laisser seul pour retrouver papa et maman parce qu'il a subitement décidé qu'il rêvait d'une vie meilleure. « Et qu'est-ce que je suis censé comprendre ? » Là encore, je le vois s'énerver un peu plus. Comme si j'étais censé lire dans ses pensées, comprendre tout de ses gestes et de ses paroles. « Je t'aime Jansehn. » Pardon ? Il déconne complètement, je ne sais pas ce qu'il se passe dans sa tête, mais certains de ses neurones ont dû griller pendant la nuit. « Mais tu racontes un tas de conneries impensables ce soir. C'est une blague c'est ça ? » Je le vois lentement s'approcher de moi, et poser un index sur mon torse. « Bien sûr que non ce n'est pas une blague. Pourquoi est-ce que tu crois que je te suis sans broncher depuis des années ? Alors maintenant t'as le choix, soit tu rentres avec moi et on pourra avoir une vie paisible, soit tu peux continuer à te faire du mal et vivre dans la misère. » Je vais exploser, je vous promets, je vais finir par lui en coller une. Il n'a pas le droit de me dire ça, de me faire ça, de faire exploser notre amitié de cette manière. « T'es complètement malade. Je suis pas un putain de pédé moi. Tire-toi, je veux plus entendre parler de toi. »

Je finis de planter ma tente, et une fois que j'ai relevé la tête je le vois devant moi alors qu'il y a quelques semaines je lui ai prié de dégager. « Qu'est-ce tu fais ici ? Je croyais pourtant avoir été clair. » Je vois sur son visage une certaine confiance que je ne lui ai jamais connu durant toutes ces années. « Je n'ai pas l'intention de revenir Jansehn. Je suis simplement venu pour te prévenir. Je n'ai pas oublié que tu avais prévu de braquer cette épicerie. » Et bien ? Qu'est-ce qu'il veut que ça me fasse, c'est déjà fait de toute manière, j'imagine qu'il a eu l'occasion de le voir sur le journal. « Et alors ? » Un rire cristallin sort de ses lèvres, et je ressens soudain l'envie de le frapper, de le frapper pour avoir cet air suffisant qu'il n'a jamais eu en ma présence. « J'ai prévenu les flics que c'était toi. Ils arriveront certainement dans quelques minutes. Tu auras peut-être un peu d'avance sur eux, mais quoi qu'il arrive ils finiront par te coincer. » Connard, quel connard. Je vais le buter, il n'a pas le droit de faire ça. Mon poing s'abat sur son nez, et je vois le sang commencer à couler de ses narines. « Ça n'arrangera pas ton cas. » Il n'a même pas l'air ébranlé par ce qui vient de passer, mais je vous promets qu'il finira par le regretter. « Pourquoi tu fais ça ? » Il sait très bien que je vais finir en prison, et que cela sera beaucoup plus long que ce que nous avons déjà pu expérimenter. « J'espère simplement que tu te rendras compte de certaines choses. »

Un an, j'ai passé un an en prison. Je n'ai pas réussi à échapper aux flics, et j'ai fini derrière les barreaux. Je n'ai eu aucune prise de conscience en prison, absolument rien. Je ne sais pas ce qu'avait ce connard d'Asling dans la tête, mais il va me le payer, je vous promets qu'il va me le payer. Il va payer cher pour ce qu'il a osé me faire. Pour qui se prend-t-il, après tout ce que j'ai pu faire pour lui. Cela fait six mois que je suis revenu à Cascade Locks, il ne se doute absolument pas de ce qui l'attend.